Carole Fékété / Le singe

Texte publié dans La lettre mensuelle de l’École de la Cause freudienne, « Trauma, Bonnes et mauvaises rencontres avec le réel », no43, édition numérique, sept.-oct. 2013

Quatre photographies successives déclinent le portrait d’un singe derrière la paroi en verre d’un enclos de ménagerie. La vitre couverte de traces de pluie et de doigts matérialise la surface de l’image et signale en même temps que l’animal est séparé de nous par une barrière. L’arrière-plan flou laisse entrevoir un espace perspectif coloré et indéfini qui ne permet pas d’identifier le lieu.

Le choix de montrer l’animal en station verticale sur toutes les images insiste sur sa parenté avec l’espèce humaine, que la présence des mains, proches ou contre la vitre, renforce encore. Tandis que la queue qui caractérise son animalité n’est jamais visible, son pelage bicolore dessine une cagoule et induit un léger doute quant à la nature de cette présence qui s’apparente à l’humain. La taille des tirages fait apparaître ce singe à un format « miroir », c’est-à-dire à échelle humaine, alors que l’émotion exprimée sur chacune des images est elle aussi assimilable aux nôtres : l’inquiétude teintée de tristesse, la rage, l’effroi ou encore la bouffonnerie. L’ensemble de ces paramètres contribue à ménager une ambiguïté entre l’humain et l’animal et interroge aussi, de part et d’autre de la vitre, qui regarde qui, alors que je me demandais moi-même ce que je regardais en observant ce singe.

The Monkey, 2006
Série de 4 images, indivisibles
Tirages lambda d’après négatifs, 145 x 115 cm x 4

Les émotions exprimées sur les quatre panneaux sont jouées et rejouées. La troisième image qui présente l’animal furieux dans une attitude de combat en témoigne : il était seul dans sa cage, il n’y avait aucun adversaire autour de lui et rien ne semblait justifier son attitude. L’agressivité qui n’a plus de possibilité de se décharger circule en boucle. Dans son ouvrage Différence et répétition1, Gilles Deleuze définit la répétition comme étant contre nature : quand un phénomène a lieu une deuxième fois, il a nécessairement lieu à un instant T unique ou dans un espace différent de la première fois. Si un paramètre au moins sépare deux événements, l’idée même d’une répétition est contre nature, voire subversive — l’origine du mot « répétition » vient d’une demande renouvelée en justice dans le sens d’une réclamation et remet en cause la loi. Ici immobilisé et isolé dans une cellule à l’intérieur de laquelle le temps n’a plus d’autre sens que l’attente de rien, la répétition de gestes, sans objet, indique que leur accomplissement est désormais vidé de sa fonction. Reconduits sans la nécessité qui les motivait et les reliait au réel et à la vie, ils s’assimilent à une forme primitive de théâtre, mis en place ici pour survivre, quand mimer la vie est la seule issue pour surmonter son absence. Enfermé face à un public, l’animal est mis en scène et soumis malgré lui à un type élémentaire de représentation.

La forme médiévale du théâtre est connue sous la désignation des Mystères. Ces représentations servaient à figurer des épisodes bibliques et à rejouer la Passion du Christ auprès d’un auditoire souvent illettré qui manquait d’accès à l’Écriture. L’Écriture sainte fait le récit des épisodes de la vie du Christ comme de notre origine. En réfléchissant à la nature du « spectacle » auquel j’assistais face à ce singe, un parallèle s’est établi entre l’expression de cette souffrance carcérale et les différentes étapes d’une Passion qui serait ici darwinienne. L’un des faciès que nous présente l’animal est proche de la bouffonnerie, et à l’instar de la figure du clown, il n’en demeure pas moins tragique. Si le pouvoir que l’homme a pris sur l’animal aboutit à des résultats parfois désolants, les hommes entre eux ont des comportements de soumission et d’aliénation d’une aussi grande violence. Le rapprochement observé ici entre la folie et sa théâtralisation présente certaines analogies avec les « représentations » données à la Salpêtrière à l’époque de Charcot. Les patientes dites hystériques venaient jouer leur rôle sur la scène de l’amphithéâtre pour illustrer les démonstrations d’un maître à ses étudiants. Dans son ouvrage Invention de l’hystérie2, Georges Didi-Huberman interroge les dispositifs mis en œuvre autour de ces pathologies et fonde son approche sur la documentation iconographique abondamment utilisée pour illustrer ces recherches à l’époque. Celle-ci est essentiellement constituée de sources photographiques3. L’aspect spectaculaire de la crise d’hystérie mis en scène pour la photographie se constitue peu à peu en une esthétique de la maladie, tandis que les symptômes qui la caractérisent apparaissent en même temps que leur identification en tant que telle. En analysant l’évolution de cette iconographie, on comprend que l’image théâtralisée était mise au service d’une représentation qui participait à l’élaboration et à l’institutionnalisation d’une pathologie. Par là même, la photographie ouvrait la voie à une nouvelle forme d’images manipulées et utilisées en tant que preuves, entre témoignage et fiction.

Au XIXe siècle, la démocratisation de la photographie engendre des recherches inédites sur l’étude des comportements humains et animaux. Celle-ci permettait de fixer l’observation rapidement et avec une précision nouvelle. Et si l’on découvre comment se décompose le galop d’un cheval à travers les recherches d’Eadweard Muybridge, on tente aussi de répertorier les émotions (Rejlander), les mécanismes de la physionomie humaine (Duchesne de Boulogne), ou de dresser une anthropométrie judiciaire (Alphonse Bertillon). C’est cette histoire de la photographie qui a influencé les choix concernant les quatre planches du singe parmi les images qui figuraient sur les bobines.

Fig. 1 — Rejlander O., Surprise, 1872. Commandé par C. Darwin pour illustrer son ouvrage l’« expression des émotions chez l’homme et les animaux ».
Fig. 2 et 3 — Duchenne de Boulogne G.-B., 1862. Ces images sont notamment publiées en 1862 dans l’ouvrage intitulé Mécanisme de la physionomie humaine, ou Analyse électrophysiologique de l’expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques.

Alors que pour ses qualités indicielles, la photographie analogique suppose une dimension documentaire inhérente à son principe d’enregistrement, elle interroge aussi la fragilité de la frontière entre le réel et l’imaginaire. Mais bien que prélevée au titre d’une trace, l’image analogique implique bien sûr des choix – optique, distance, cadrage, mise en scène etc. – et ces différentes étapes participent d’un passage, de l’enregistrement à la traduction, qui comme on le sait n’est jamais neutre. Sur les planches composées et réalisées avec le « concours » des patientes internées à la Salpêtrière, l’exagération des postures semblent s’opposer à l’objectivité clinique comme à la notion de document, alors que les légendes des images contribuent elles aussi à leur lyrisme. Parmi une série de planches intitulées « attitudes passionnelles » figure une photographie d’Augustine – la plus jolie et la plus photographiée des hystériques – les bras en croix et légendée « crucifiement ». La référence à la Passion du Christ est explicite et en dehors du fait qu’elle contribue au parallèle établi ici avec le projet du singe, elle suggère avant tout un état de grande souffrance dont l’expression se fonde ici à partir de la culture chrétienne et de son pathos, susceptible à l’époque de toucher le plus grand nombre.

Fig. 4 — Régnard P., Photographie d’Augustine, « Attitudes passionnelles », « Crucifiement », Iconographie de la Salpêtrière, Tome II, planche XXV.

Ces éléments permettent de mieux comprendre dans quelle mesure les patientes de la Salpêtrière pouvaient être amenées à surjouer leurs crises et à faire sur-exister des symptômes afin de répondre aux attentes de ceux qui détenaient un pouvoir de décision sur leur état psychique, mettant en jeu des modalités d’être qui visaient, sinon à se libérer, du moins à surmonter la claustration physique et mentale, et au fond à survivre.

À l’image d’un pantin, le singe semble lui aussi agi par une force extérieure. Sa gesticulation hystérique constitue le spectacle de son aliénation — affectation qui semble mise en place pour attirer l’attention — et si la notion de séduction est originellement associée à l’idée de corruption et de trahison, c’est dans le sens où une action extérieure pousse le sujet hors de lui-même pour le faire s’égarer. Les photographies du singe comme les mises en scène d’hystériques montrent cette sortie de soi, dès lors que le sujet, surinvestissant un rôle, se détourne de sa voie et dévie. Or l’attitude déviante manifeste ici un symptôme, elle vient libérer du sens et signaler un danger et une menace à l’égard de l’intégrité. À la Salpétrière comme au zoo, ce symptôme désignerait les conséquences elles aussi dé-routantes du trauma. Dans les deux cas, le recours à l’invention dont il procède pour faire signe s’affirme en tant que ressource vitale, et cette forme de créativité n’a pas échappé aux photographes de la Salpétrière.

La violence ressentie face à la scène du singe a par ailleurs déclenché la nécessité de témoigner. Il est sans doute utile de mentionner ici que je suis issue d’une famille française dont les racines polonaises, arméniennes et hongroises sont marquées par l’exil et l’histoire désastreuse du XXe siècle. Certains noms ont été effacés, d’autres ne portent pas de visage et le récit concernant la filiation est lacunaire, voire inexistant. Le manque de témoignage qui caractérise la rupture dans un processus de transmission crée une carence qui affecte nécessairement le rapport à l’image en tant que document. De ce fait, la relation que j’entretiens à la photographie s’établit, entre autres, autour de l’élaboration d’une mémoire en dialogue et en contrepoint d’une archive manquante, avec une attention particulière portée à la nature des relevés et à leur transcription.

D’autre part, et au-delà d’une certaine ironie dans le fait que le premier portrait vivant qui apparaît dans mon travail soit celui d’un singe, la question de notre origine immémorielle à laquelle il se rapporte éclaire le caractère identitaire de ma démarche tout en s’inscrivant dans le processus plus large de l’histoire collective et universelle. Le projet du singe impliquait une responsabilité face à l’image, il s’agissait pour la première fois de montrer la « figure » – par ailleurs absente de mon travail, et c’est avec celle d’un singe doublé de l’image du survivant que s’est précisée la dimension éthique du portrait. Ces prises de vues représentaient bien sûr la situation d’emmurement qui peut menacer l’être vivant dans certaines conditions de souffrance, j’allais d’abord faire témoigner un singe et ce singe, c’était déjà l’Autre.

  1. Deleuze G., Différence et répétition, « Collection Épiméthée », Paris, PUF, 2008. ↩︎
  2. Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie, Macula, Paris, 1994. ↩︎
  3. Je pense notamment aux nombreux clichés réalisés à la Salpêtrière par Paul Régnard et Albert Londe. ↩︎