Texte produit dans le cadre du salon L’antichambre ACTE 2, Une invitation au banquet
Hôtel La Nouvelle République, Paris, 2020
La photographie, depuis son invention, s’est construite autour d’un paradoxe : en gagnant la possibilité de conserver une trace supposément objective et neutre du réel, elle a également forgé un lien presque métaphysique avec l’apparaître, où un imaginaire de l’invisible et du temps s’est intimement cristallisé dans l’outil technologique.
Car le procédé le plus scientifique de production d’images s’est avéré au final engagé dans un rapport complexe avec la polychronie de l’indice : s’il enregistre indéniablement ce qui est présent au moment de la prise de vue, il témoigne souterrainement aussi de ce qui n’est déjà plus là, pour un regard qui n’est pas encore là. Le présent est, par définition, ce qui passe, il séjourne dans le passage transitoire, dans le va-et-vient, entre ce qui part et ce qui arrive, à l’articulation de ce qui s’absente et de ce qui se présente. Photographier, ce n’est donc pas seulement garder l’empreinte de ce qui est, c’est aussi faire l’expérience d’une continuité. En ce sens, on pourrait dire que Carole Fékété ne produit pas tant des images qu’elle construit des expériences de mémoire.
En effet, son travail ne vient pas simplement documenter une tranche de vie arrachée au temps : il transmet un devenir sous-jacent à tout document, comme une onde temporelle qui se propagerait à travers les fantômes de l’Histoire. Lanscapes-Afterwar(d)s1, dont nous présentons une partie dans Offrandes à la nuit, est emblématique de cette relation particulière au temps : Phnom Penh, ville au passé lourdement chargé, devient, sous l’objectif de Carole Fékété, un territoire à la fois pop et onirique, dont la tectonique temporelle est faite de strates ténues. Dans l’ellipse du « d » d’Afterwar(d)s, on peut lire comme une mise en abyme du rapport qu’entretient l’artiste à ce qui se cache derrière le spectacle du monde. Comme si l’après-coup des événements, ce qui vient après les conflits, se manifestait avant tout dans les zones de retrait, là où on l’attend le moins : dans ce qui lie une communauté, dans la culture populaire, dans les offrandes disposées sur un autel, ou dans les étoffes des femmes, saisies au détour d’un marché. Les motifs floraux de Pop Phsar Kandal, en se succédant à la façon d’une pulsation sensorielle qui réanimerait l’image fixe, utilisent la transition des formes et des couleurs pour suggérer le glissement temporel, la porosité spectrale de ce qui apparaît au monde. Car la forme phénoménale même du monde est spectrale : elle donne à voir, au cœur de la nuit, ce qui toujours revient, don d’une image manquante qui épouse le battement des paupières ou celui du déclencheur de l’objectif.
Le spectre, comme son nom l’indique, est la fréquence d’une visibilité, mais d’une visibilité invisible, d’une visibilité de nuit. Il est ce que l’on croit voir ou qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir. L’œil ouvert, hypnotisé, reste là, à guetter le retour de ce qui nous a vus avant même que nous le voyions. Changeant sa fréquence énergétique au rythme des mandalas d’un temple bouddhiste ou des enseignes lumineuses d’un parc d’attractions.
La neutralité des photographies de Carole Fekété (on pourrait presque parler de retenue), est ici une stratégie pour justement retenir ce qui est à la fois donné à tous les regards et soustrait au visible : les spectres, comme les occupants d’une chambre d’hôtel, ne font que passer. Dans ce jeu d’hétérotopies, le don est là pour construire un espace ouvert de partage, où d’autres rapports au temps et à la perception peuvent se construire. Il suffit pour cela d’ouvrir son regard, de l’ouvrir absolument, comme un don à la communauté du passage.

Pop Phsar Kandal, images numériques animées en boucle, 2018
Mandala #1 (série), 2020, impression jet d’encre, 60 x 80 cm
Autels (série), 2020, tirages lambda, 26 x 26 cm
LOVE, images numériques animées en boucle, 2018
- Titre d’une exposition collective à laquelle l’artiste participe suite à un voyage d’études organisé par le département arts plastiques de l’université Paris 8, entre 2017 et 2019. ↩︎